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Un hiver au Laverq

Publié par Roland Odore le mardi 12 mars 2024

Un texte, retrouvé dans le presbytère du Laverq par la famille Silve, a été écrit dans l’hiver 1943/1944. L’auteur est inconnu mais il est probable que ce soit l’un des membres du maquis du Laverq du groupe Jean Lippmann, réfugié dans cette maison cet hiver-là.

C’est l’hiver. Depuis deux mois la neige tombe. Notre vie s’est modifiée insensiblement. Notre ravitaillement est devenu plus pénible. Tout se fait à skis et l’on enfonce des heures durant dans la neige poudreuse et fraîche pour rapporter le pain, les pommes de terre, et la viande.

Mais ici nous vivons totalement avec la nature. Nous nous sommes réglés sur le soleil, petit à petit, presque sans nous en apercevoir. Il est le plus fort, et quand il n’y a plus le rythme énervant de la ville, son lever et son coucher limitent la journée, comme ce fut de tous temps. Quand on reste dans son gîte, la journée finit à deux heures de l’après-midi ; quand on part en patrouille, c’est à six heures qu’il se couche sur les sommets.

Les arbres ont l’air d’être morts dans la neige, tous les mélèzes ont perdu leurs aiguilles, et seuls leurs grands squelettes noirs se détachent en contraste sur la surface immaculée de la neige. En bas il y a les sapins qui eux n’ont pas changé et qui plient sous le faix d’une épaisse couche blanche. Tout en haut, plus haut que tout, là où il n’y a rien d’autre, poussent les aroles, ces grands pins qui ne se mélangent avec aucune autre espèce, qui commencent là où les autres finissent, pour s’arrêter sur les sommets, portant haut leurs panaches de grandes aiguilles flexibles. Puis il y a tous les autres géants de la forêt, ceux qu’on trouve partout, ceux dont on ne peut faire le tour en les embrassant à deux, couverts de mousse et sentant bon. Nous aimons monter en suçant des aiguilles, la bouche pleine de cette odeur de résine qu’on dit si souvent être une odeur de santé.

Mais tout cela n’est rien à côté du langage de la neige. En vivant avec elle, on apprend à la déchiffrer. On voit en bas, près de la maison, le lièvre roux qui a traversé le champ en deux crochets, guettant l’ennemi éventuel. Il est allé manger les baies de l’églantier ou les bourgeons de ce frêne. Sa piste est croisée par celle du renard, longue, mince, continue.

Se sont-ils rencontrés ?

Quelque fois le drame est patent : la neige rougie et quelques poils en témoignent de manière irrécusable. Plus haut, dans la forêt épaisse, l’écureuil est passé. Ses pattes sont marquées deux par deux dans la neige et là, sur le bord du talus, il a posé son petit derrière, croquant un pignon ou une baie. Toujours dans ce bois rode la trace malfaisante du renard qui tourne, qui cherche, et qui doit bien trouver. De même le grand duc que vous ne verrez jamais, chouette énorme, qui la nuit consomme son poids en lièvres, perdrix, écureuils.

Au dessus du bois, au milieu du pré, trottine toute menue, minuscule, une petite bête gracieuse, plus jolie que les furets que vous connaissez, c’est le putois ou même l’hermine, voisine immédiate du maître incontesté des sommets, que l’on ne trouve souvent qu’à près de 3000 mètres : le lièvre blanc qui dort là-haut sous la corniche de neige et qui ne montre sur l’immense surface glacée que deux petits pinceaux noirs au bout de ses oreilles. Il descend le matin par bonds énormes, très loin, jusqu’à la première végétation, pour brouter l’écorce d’un mélèze, quelques bourgeons, un peu de foin dans une cabane abandonnée.

Malgré tout c’est un lapin, et comme tous ses congénères il s’en va danser, le soir par les beaux clairs de lune. Et quand nous passons après une belle nuit, lourdement chargés, nous voyons ses traces qui descendent des sommets pour se réunir sur un petit plateau où de grands ronds dans la neige marquent l’orgie de danse de la nuit.

Et enfin vous trouverez quelques fois un chemin dans la neige : sous une crête entre deux sommets, avec la trace de gros sabots fourchus. Une harde de chamois est passée par là, méfiante, rapide, maigre, avec son poil noir d’hiver, cherchant dans une barre au soleil un nouveau pâturage.

Et tout cela, en hommes normaux que nous pensons être, nous fait envier cet aigle qui plane, solitaire, dans le ciel d’un bleu cru et qui va tomber tout à l’heure sur la proie qu’il surveille. Nous aimons chasser et nous sentons que cette chasse, celle du trappeur, veut simplement qu’on soit plus fin et plus adroit que tous ces habitants des prés et des bois, qu’on essaie de les comprendre mieux et qu’on joue avec eux le grand jeu de la nature.

Lecture
Christian Michel

Musique
Vladimir Sterzer : Winter Dreams
Yunus : Longing

Photos
Lucien Tron
Robert Chevalier
Fabien Tron

Montage vidéo
Roland

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