Le père Lèbre dans la grande guerre
Joseph Zacharie Lèbre a été l’un de ces soldats revenus de « l’enfer de Verdun », en 1972 il a même fêté ses 100 ans en famille !
En 1914, à 41 ans révolus, il aurait pu échapper à quatre années de campagne de guerre sur les fronts de l’est, mais les circonstances en ont décidé autrement.
Quand sonne le tocsin qui annonce la mobilisation générale, Joseph fait les foins en montagne. Soldat « exercé » après un service militaire en 1892 au fort de Tournoux et deux mois d’exercices terminés en 1902, il se trouve encore dans la réserve de l’armée active depuis 1906.
Du fait de son âge et de sa situation de famille, Joseph espère bien ne pas partir trop loin, mais il lui faut quand même redescendre en hâte à Méolans, sauver ses foins et organiser son départ. Il est veuf depuis 1906, il doit laisser ses deux jeunes enfants à sa vieille mère et à son frère qui est handicapé et réformé. Son départ est fortement perturbé, au dernier moment il manque une pièce de monnaie dans ses faibles économies et le voilà à la poursuite du voleur… qu’il ne rattrapera pas. Arrivé au corps en retard, de 2 heures seulement d’après lui, mais un peu plus pour l’armée, il a manqué une simple affectation au convoi des mulets et chevaux réquisitionnés vers la gare de Prunières. Il est embarqué pour le front, au grand dam d’un colonel :
« —Qu’est-ce qu’ils me foutent des hommes de la classe 92, ces hommes on vient de les renvoyer ! — Il a dit au sergent-major : affectez-le dans une compagnie et dans 8 jours on le fera filer. J’y suis resté 35 mois. »
Joseph s’est ainsi retrouvé au front, dans l’artillerie, à porter les munitions aux premières lignes, puis dans les tranchées : « au début il n’y avait pas de tranchées, on en a fait quand les boches ont avancé, c’est nous qui les faisions, ce n’était que de la roche, et puis c’était continuel, continuel, les obus tombaient sans arrêt de partout ». Les « abris » n’étaient guère enviables : « Une fois nous étions dans le tunnel de Tavannes. Dans ce tunnel arrivaient toutes les troupes avant de sortir ou de monter au village de Fleury où c’est plus vaste. Nous étions dans ce tunnel où il y avait beaucoup de boue. Il arrive l’ordre de porter des caisses de grenades en première ligne, cet ordre tombe sur notre escouade. En passant dans le tunnel avant de sortir, il y avait un jeune qui arrivait. Il me frappe sur l’épaule et me dit : pauvre vieux tu vas à la mort, je lui ai répondu : tu veux rire ! —Tu le verras, une fois que vous êtes sortis vous êtes fauchés ». Nous attaquons la côte avec des trous d’obus de partout, nous ne savions plus où nous avions la tête, le caporal est parti devant. A mi-chemin il y avait un sergent couché à côté d’un mort, je me suis bourré entre les deux, il n’y avait pas d’autre moyen pour se sauver. Le caporal a fait demi-tour, il me passe à côté et me dit : que fais-tu là ?—Tu vois bien que j’attends la mort. — Où sont les autres ? — Je n’en sais rien. Il redescendit encore une vingtaine de mètres et les trouva, il repassa en disant « allez , allez » et nous sommes enfin arrivés au poste de secours qui était déjà plein de blessés. Nous avons posé les caisses et nous sommes finalement retournés au tunnel sans avoir un seul blessé »
Joseph a-t-il su plus tard que ce tunnel de Tavannes sur la ligne Metz-Verdun a pris feu dans la nuit du 4 septembre 1916 ? Il servait de dépôt de munition, et d’abri, dans des conditions immondes. Un déluge de feu ennemi s’abattait sur chaque sortie. Après une explosion et un incendie qui a duré 2 jours, l’armée n’a pas été en mesure d’y compter ses morts : « entre 500 et 600 », mais peut-être bien 800 ? Alors le mieux c’était de ne pas trop en parler dans la presse.
Le journal de marche du régiment égraine la liste des localités où Joseph a participé à la Grande Guerre : villages du Grand Est détruits et certains rayés de la carte qui ne seront pas reconstruits, et même le mont Kemmel , en Belgique, devenu « mont chauve », qui abrite un immense ossuaire français.
Le retour à la maison, en 1919 seulement, a été une délivrance, mais on l’a dit et écrit souvent, pas si simple de revenir miraculeusement indemne dans son village, alors qu’il manque tant d’hommes : 63 pour Méolans-Revel.
Que raconter au retour ? Les premiers engagements en colonnes impeccables où les mitrailleuses allemandes fauchaient les gamins par rang de quatre ? Les trois mois à « Verdun » ? Toujours les mêmes récits, la boue, la mitraille incessante, les blessés qui appellent pendant des heures entre les lignes, avant de se taire définitivement. Et que dire ou ne pas dire aux voisins qui veulent connaître les circonstances de la disparition des leurs ? Les récits mettaient mal à l’aise et la société n’avait qu’une envie, revenir à la vie normale. On a pensé, à tort : plus jamais ça.
Nous ne devons pas oublier tous ces hommes qui n’ont plus jamais été les mêmes après la première guerre mondiale, d’autant plus que nous sommes encore nombreux à les avoir connus. Pourquoi un 11 novembre férié ? pour commémorer une victoire ? un armistice ? des morts ou des anciens combattants ? ou plutôt pour le Souvenir, comme un « Remembrance Day » devenu multinational et qui se voudrait pacifiste.
Albert et Marie-Christine
photos collections privées © famille Lèbre