Le facteur n'est pas passé
182 000 km à pied en un quart de siècle pour distribuer le courrier au Laverq
Le Laverq a attendu longtemps un service postal. Dès 1830 l’état avait mis en place un service de distribution de courrier un jour sur deux. Mais en 1858 il n’y avait toujours pas de boites aux lettres en haut du vallon, ni même à saint Barthélemy, il fallait descendre jusqu’au Martinet pour poster ou recevoir une lettre. Le conseil municipal suppliait encore une fois l’administration, réclamait ne serait-ce qu’un service auxiliaire, au nom des 605 habitants du vallon privés de facteur.
La demande ne sera exaucée qu’en 1863, justement l’année où les tournées des facteurs deviennent quotidiennes. Le maire peut l’annoncer à son conseil le 5 novembre 1863 : « enfin l’administration vient d’accomplir les vœux tant de fois émis ». L’administration des postes accorde une boite aux lettres à Saint Barthélémy et une autre au Laverq, desservies par un facteur auxiliaire qui fera les liaisons avec le passage du courrier de Barcelonnette-Le Lauzet. Cependant il faut payer les 2 boites, on est en novembre, les crédits ne sont pas au budget, pour ne pas retarder le service c’est le maire qui a avancé les 40 francs à payer à la poste, on vote son remboursement… Le facteur du Laverq n’était qu’auxiliaire, un temps partiel en quelque sorte, car selon les critères de l’époque sa tournée journalière était trop courte. Jusqu’à la première guerre mondiale un facteur rural devait parcourir à pied en moyenne 27km, sa tournée n’était trop longue que si elle dépassait 32km. Or la tournée du Laverq par Saint Barthélémy aller-retour était comptée 20 km seulement. Et bien sûr 20 km en toute saison et tous les jours, le repos dominical ne sera accordé qu’en 1919. On peut dire que ce travail de facteur rural relèverait aujourd’hui de la performance sportive. Était-ce vraiment la « belle époque » pour tout le monde ?
Notre ami Albert Lebre, fortement intéressé par la vie d’autrefois, avait eu l’occasion en 1985 de recueillir les souvenirs de Mme Florence Tron (1) qui était alors âgée de 96 ans, et voici le récit qu’elle lui conta.
_ « Est-ce que le facteur montait tous les jours ? » demandait Albert.
_ « Tous les jours, tous les dimanches, en partant du Martinet. En ce temps-là les facteurs n’avaient que le 14 juillet comme congé. C’était BERBEYER (2) le père de Mme TRON du Villard (3). C’était lui qui était facteur, il avait du mérite, mais pour son service ça laissait un peu à désirer (sic !). Il avait ce défaut : il arrivait à l’Abbaye, il faisait la boite, puis il montait chez lui, ce n’était pas loin, il dinait, il se reposait un peu puis il allait travailler aux champs. Puis quand c’était nuit, il envoyait un de ses enfants, Valérie ou Rémi porter les lettres. Sur les lettres on ne sait pas ce qu’il y a. Une fois, mon grand-père, il y avait encore mon grand-père (4), dans le temps c’était la mode de dire la prière en famille, on la disait toujours avant de souper. On était en train de dire la prière quand le chien a aboyé et qu’on a frappé à la porte, on est allé ouvrir : c’était Valérie qui venait apporter une lettre. C’était une lettre qui venait de Toulon, mon grand-père avait une sœur à Toulon qui était veuve, elle vivait seule et venait de décéder. Je ne sais pas si c’est le notaire, ou qui, qui envoyait cette lettre pour dire de descendre immédiatement parce que le testament était fait en sa faveur. Il y avait de la neige et il faisait tourmente. Mon grand-père avait rouspété : « oh ! si cette lettre était arrivée à 2 heures je serais allé coucher aux Testuts - où il avait une fille (5)- avec ce temps, comment pour demain matin aller prendre la voiture pour aller à Prunières prendre le train ? ». Alors il a soupé et le matin ils sont partis tous les deux avec mon père qui est allé l’accompagner jusqu’à Pont de Baud, puis il a continué seul, cela tout de nuit, il fallait arriver au Martinet encore de nuit, il y avait encore les voitures avec les chevaux ». Hélas il y a toujours des usagers mécontents du service public ! La vieille dame savait-elle qu’elle racontait son souvenir à un postier de profession, arrière-petit-fils du facteur Berbeyer ?
La tournée du Laverq date donc de novembre 1863. Le premier facteur figurant sur les recensements de population du Laverq sera Joseph Rémi Nicolas REYNAUD, né en 1841, logeant aux Reynauds et recensé en 1866 chez son père Louis Hilaire. Il décède le 25 juillet 1881 à 40 ans seulement. Son beau-frère Joseph Benoit Berbeyer, du Pont de Baud, le remplace. Tous deux s'étaient mariés le même jour, le 28 juin 1871 : Joseph Rémi REYNAUD épousait une sœur de Joseph Benoit BERBEYER dénommée Marie Philomène, et Joseph Benoit BERBEYER épousait Alexandrine GILLY. A partir de 1881 Joseph Benoit BERBEYER et sa famille habiteront les Martels, petit hameau proche des Reynauds, non loin de l'Abbaye.
1) Mme Florence Delphine Eléonore AUDEMARD épouse Jules Nicolas TRON, née en 1889, à La Défendue, à côté des Reynauds.
2) Joseph Benoit BERBEYER (1846-1925) époux de Alexandrine GILLY
3) Mme Marie Philomène Isoline BERBEYER épouse Jacques Pascalis TRON née en 1874.
4) Louis Magloire TRON, décédé en 1904.
5) Zélie TRON née en 1870 mariée à Joseph Firmin GILLY
Sources: les notes d'Albert Lebre, avec son aimable autorisation