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La pierre du vieux berger Reynaud

Publié par Marie Christine Duval le mardi 19 mai 2020

A toute époque les bergers ont laissé des témoignages gravés dans la pierre.

Si certaines gravures ont un grand intérêt archéologique, d’autres plus récentes sont précieuses dans l’histoire familiale.

Tous les étés nos familles se retrouvent avec joie dans la montagne de leurs aïeux, mais tout le monde ne peut pas grimper sur les crêtes et parcourir les alpages à la rencontre de ces quelques traces de vie. Alors il faut imaginer avec quelle émotion on les découvre au hasard d’une publication ou d’une exposition, magnifiées par un artiste. Passionné d’art rupestre, le photographe Emmanuel Breteau a parcouru l’arc alpin et collaboré avec des archéologues, sans oublier les modestes gravures pastorales. Parmi ses clichés, celui d’une grande inscription sur une dalle de Haute Ubaye ne nous laissera pas insensibles. La gravure est l’œuvre d’un vieux berger Reynaud, et l’histoire de ce Reynaud c’est aussi l’histoire de bien des bas-alpins.

 

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Haute Ubaye, gravure rupestre © Emmanuel Breteau photographe

 On peut lire sur cette dalle gravée : 

 1893 REYNAUD SIFFROI
JUILLET GRANDE CHESSERESE
BERGER AGE DE 62 ANS
PERE DE 10 ENFENTS
    PAS D’HERBE

 Des Reynaud il y en a beaucoup, mais des Siffroi beaucoup moins. Siffroi est la forme alpine de Siffrein. Saint Siffrein, disciple de Saint Césaire d’Arles est vénéré en basse Provence, où il est souvent représenté, comme dans la cathédrale Ste Trophime d’Arles, à Carpentras où la cathédrale lui est dédiée, à Marseille où on l’invoquait pour calmer la colère… Tout au long de sa vie ce Reynaud aura son troisième prénom orthographié n’importe comment par les officiers d’état civil : « Reynaud Jean Joseph Sif… ? » mais lui signera toujours SIFFROI.

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Siffroi appartenait à une de ces lignées de montagnards qui font le lien entre l’estive et la plaine, acteurs essentiels de la transhumance, principale source de survie des montagnes. Son père est un Reynaud dit Long et sa mère une André dit Bastianet, deux grandes familles de Maurin. Lui-même sera toujours désigné berger ou propriétaire cultivateur, mais son frère  Désiré était un baïle berger, c'est-à-dire un chef berger, le « maître des bêtes »… quelques bêtes à lui, mais beaucoup d’autres à mener, appartenant à de riches propriétaires de Basse Provence. Une sœur ainée de Siffroi a fait un beau mariage, elle a épousé Maître Alphonse Richaud notaire à la Bréole, puis au Lauzet. De nos jours on peut encore lire la pierre tombale en marbre blanc d’un autre de ses frères mort à 35 ans, elle a été fixée sur le mur de l’église de Maurin.

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Jean Baptiste "Désiré" REYNAUD, frère de Siffroi, avec sa fille

Le message gravé en 1893 par Siffroi c’est un peu comme le triste bilan d’une vie de labeur sans résultat. Il nous écrit en français, comme il le peut, on n’écrivait pas dans la langue parlée tous les jours. Il semble bafouiller sur son âge, alors qu’un berger sait toujours très bien compter, mais peu importe s’il a 61 ou 62 ans, il est vieux. D’ailleurs si on croit tout ce qu’on lit dans les papiers il n’a que 60 ans. En comptant ses jours et ses nuits de travail il a beaucoup plus. Une chose est sûre il a élevé beaucoup d’enfants comme le veut à cette époque l’église et la patrie, et comme il le faut pour s’assurer un peu de soutien. Il les compte tous les 10, ses 6 filles et 4 garçons, même si une petite fille est morte en bas-âge.  Mais ils sont grands, le dernier a 15 ans, et ils sont tous partis, éparpillés partout jusqu’au Mexique. Il est veuf d’Antoinette depuis 10 ans et désormais il vivra seul au hameau de Combremond  avec son frère le baïle Désiré veuf lui aussi, et un de ses petits-fils, Joseph Reynaud.

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Désiré le frère de Siffroi, collection privée famille Gaillard

Sécheresse, pas d’herbe, cela veut dire qu’il faudra réduire le troupeau, les maquignons vont en profiter pour marchander et les mois, les saisons à venir s’annoncent encore plus difficiles. C’est l’expression d’un désespoir.

Pour la postérité, 1893 en Haute Ubaye n’est pas restée une année spécialement remarquable. En ce qui concerne une canicule ou une sécheresse, les observateurs de l’époque ne s’intéressaient pas du tout à l’alpage de Siffroi. On pourra tout de même vérifier que l’été fut exceptionnellement chaud à Paris, Marseille… que pour le vin, 1893 est un cru exceptionnel. Quelques relevés météorologiques étaient notés à Digne, ils mentionnent 5 jours de pluie pour juillet et 2 pour aout… donc encore un mois d’aout problématique pour Siffroi, qui a gravé en juillet.

A Barcelonnette, le journal local ne se préoccupe que des campagnes électorales législatives de l’été et des tournées de son candidat fétiche, qui rassemblerait partout les foules, même à Maurin. Mais Albert L. m’a raconté  qu’à Méolans, un participant à une réunion publique a bien fait rire l’assistance : quand le candidat député a questionné les gens sur ce qu’il pourrait faire pour eux, un habitant a demandé s’il pouvait faire tomber une bonne pluie !

Et en 1893, puisqu’il faisait si beau temps, Monsieur Saint-Marcel Eysseric s’adonnait à sa passion, la photographie ; il immortalisait sa famille mais aussi quelques habitants en visitant Saint Paul, Maurin, et même Fouillouze. Siffroi était certainement dans son alpage, mais sur les photos il doit bien y avoir un de ses compères…

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1893 à Saint Paul, photo fonds Eysseric Archives départementales AHP, détail, 31FI 1197

Quelques années après, le 15 octobre 1900, le vieux berger n’est plus là. C’est Joseph le petit fils de Siffroi qui s’est vu confier l’estive, il grave fièrement sa première saison accomplie, du haut de ses 15 ans.

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pierre gravée © Emmanuel Breteau photographe

On lit sur cette pierre :       
1900
REYNAUD JOSEPH
NE LE 7 MAI 1885 + LE 15 OCTOBRE
BERGER A LA BLAVE

 C’est aussi un Reynaud, de père et mère Reynaud.  Il est né à Arles, où son père est devenu « capitaliste » comme on peut le lire sur son acte de naissance. Rien à voir avec notre « grand capital », dans les vieux parlers capital et cheptel ne font qu’un, c’est ainsi qu’on désignait les propriétaires de troupeau… Le jeune berger Joseph n’a pas eu le temps de se voir qualifié de  capitaliste, il est mort en 1917 à la guerre, dans des conditions atroces.

Un fils de Siffroi, Antoine, est revenu quelques années encore dans la maison natale de Combremond, mais la vie était trop dure, alors tout le monde est parti. Même la maison a finalement disparu, rasée au cours des combats de la seconde guerre mondiale.

Combe Bremond/ St Paul sur Ubaye
carte postale ancienne, Maurin, commune de St Paul. La flèche indique la maison Reynaud

 

Photos des gravures : Emmanuel Breteau www.breteau-photographe
Portrait de Jean Baptiste Désiré Reynaud et carte postale ancienne : collection privée famille Gaillard

 

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