Slide 1
Partager cette page

La fabrique de mariages

Publié par Marie Christine Duval le mardi 23 mai 2023

Sous le Directoire, tous les moyens sont bons pour échapper à la conscription, même l’organisation lucrative de faux mariages. C’est l’affaire judiciaire surnommée « fabrique de mariages ».

 Après la Révolution, les enrôlements de soldats se sont amplifiés chaque année, mais le flot des volontaires s’est tari, en particulier dans les zones de montagne.

enrolement des volontaires musee de vizille
les volontaires © musée de Vizille

En 1794 le maire de Méolans dresse la liste des hommes du village sous les drapeaux, il en dénombre 60 pour une population de 1180 habitants.

 En 1798 la conscription devient « universelle et obligatoire » pour tous les jeunes célibataires ou veufs de 18 à 25 ans. La mesure est mal vécue par la population : ses conditions d’application ne semblent pas égalitaires, on a besoin de bras pour les cultures et le service dure 5 ans… L’insoumission prend de l’ampleur, les gendarmes poursuivent activement insoumis et déserteurs, et ceux qui pourraient les cacher. Alors certains profitent du contexte pour mettre en place de fructueux trafics pour éviter le service militaire. C’est le cas de divers officiers municipaux dans les Basses-Alpes.

Puisque les jeunes gens mariés sont exemptés, des « fabriques de mariage » se mettent en place. On se dépêche d’épouser n’importe qui, et si c’est trop tard on achète un faux certificat de mariage. Méolans et Revel vont battre des records de falsification. Les maires, qui avaient été nommés par le pouvoir central, sont révoqués et poursuivis en justice. 

Selon le procureur « Le trafic est ourdi de manière si gauche que les auteurs ne resteront pas impunis ».

Il ne s’agit pas de complaisance envers les familles, mais bien d’un trafic monnayé : un acte de mariage contre une belle pièce d’or de 24 livres, la plus grosse pièce de l’époque, bien rare en ce temps-là.

France 1793-A 24 Livres

Malgré ce prix exorbitant, les mairies de Méolans et Revel deviennent « un atelier où l’on accourt en foule des cantons voisins et même des départements voisins » ; le trafic est bien difficile à cacher. L’accusateur public dénonce une odieuse prévarication qui contribue aux revers de l’armée française. Les bénéficiaires sont des « déserteurs », ils seront passibles d’amende et envoyés dans les régiments (dans les pires conditions on imagine).

Les registres d’état civil de Revel et Méolans sont saisis et examinés à Barcelonnette, leur examen révèle toutes sortes d’anomalies, plus grossières les unes que les autres.

D’abord les registres postérieurs à l’an IV ne correspondent plus aux exemplaires déjà déposés auprès de l’administration centrale. De faux feuillets ont été rajoutés, paraphés par un complice de Barcelonnette, le « citoyen Tiran ». On les reconnait à la qualité du papier et de l’encre, et même aux formules inexactes. Les bons feuillets sont surchargés et grossièrement raturés. Des témoins qui signaient pour une union ne savent plus signer pour l’autre. Les dates sont grossièrement tachées ou raturées de façon à devenir favorables à l’exemption du service. Pour Revel on compte 26 actes de mariage établis pour l’an IV, au lieu d’un seul valable. Pour Méolans on compte 36 actes, dont 10 au Laverq an IV et an VI, sur les 36 il n’y en aurait que 6 valables.

 Les faux mariages et les mariages antidatés sont annulés, les registres sont rendus après apurement.

Mais il n’y a pas que des faux en écriture. Comme partout, des mariages ont été célébrés entre des jeunes gens et des femmes « très âgées », souvent de pauvres veuves. S’agit-il de véritables unions ? Le procureur dénonce "ces actes abjects qui dénaturent la noble institution du mariage". De nos jours, à l’examen des registres de plusieurs communes, on note que ces mariages n’ont pas pu être annulés. Ils se présentaient comme de vrais unions et avaient pu se conclure entre les parties, sans rémunération des officiers d’état civil.

[Costume des autorités civiles sous [...] btv1b6950854j 2
Les Costumes de l'époque © BNF

Des conséquences pour tout le monde

Pierre Vinatier et André Reynaud sont arrêtés. Ce ne sont pas les seuls du département, ils rejoignent plusieurs autres officiers municipaux du département qui menaient le même trafic, comme leur voisin du Lauzet, Dominique Chauvet. Le Lauzet à qui revient la palme de la boulette : cachets rouges au lieu de noirs, un acte qui contient une formule désormais interdite : « unis ad mortem ». Certains agents d’autres municipalités des Basses Alpes s’enfuient à tout jamais, d'autres sont emprisonnés. La préfecture a fait placarder dans les communes 600 affiches imprimées dénonçant les trafics et prévoyant des condamnations très sévères.

Les jeunes gens sont emmenés par les gendarmes. Leur famille se retourne contre les agents coupables et veulent être remboursées puisque le stratagème d’exemption n’a pas fonctionné.

Autre conséquence inattendue, on ne déclare plus toutes les naissances de petit garçon ! L’administration du département s’en aperçoit, d’autant plus qu’elle avait réclamé des relevés spéciaux de l’état civil. On retrouvera certains de ces petits garçons non déclarés 2 ou 3 décennies plus tard : pour se marier il leur faudra obtenir un jugement à valeur d’acte de naissance.

legrand pierre francois mariage republicain musée carnavalet
le mariage républicain (... à Paris) © Musée Carnavalet

Et puis il y a peut-être des « vrais mariages » ?

Par exemple chez les Reynier, à l’Aubrée hameau de Revel, Alexis est emmené en prison par les gendarmes, pour être remis aux autorités militaires. Son frère Jean Jacques se précipite chez le juge de paix le 3 mai 1799 pour témoigner que le couple et surtout la jeune épouse de 15 ans, Catherine Caire, habite chez lui, il affirme que c’est un vrai mariage. Trop tard, Alexis part quand même, mais il a bien dû avoir la chance de revenir puisque ce couple aura des enfants après 1801. Vrai ou faux couple, il valait mieux rester ensemble.

Pierre Antoine Blanc de Revel n’est pas très à l’aise, il est allé signer son contrat de mariage en l’an VII chez le notaire, qui est honnête et a participé à l’enquête. Mais sur son acte d’union « an VII est maquillé en an IV ».

A Méolans, pour Saint Barthélémy on soupçonne entre autres Louis Manuel et Marie Juramy.

Au Laverq, 28 ventôse a été substitué à 28 thermidor sur le mariage de Jean Reynaud, date favorable à l’exemption. On relève des incohérences sur certains actes avec la signature variable d’un témoin, Ange Tron. Les agents de section Joseph Collomb et Jean Baptiste Reynaud sont suspectés de complicité.

Les accusés sont déférés devant les tribunaux

Commence alors une longue procédure juridique entrecoupée de rebondissements et de renvois, entre 1799 et 1806, devant jurys spéciaux et juges de Barcelonnette qui finissent par se déclarer incompétents. Le procureur de Barcelonnette écrit à son supérieur le procureur impérial de Digne : cette affaire ne pourra jamais aboutir sur place étant donné les probables intérêts et complicités de la bourgeoisie locale, y compris même de certains magistrats, dont les fils ont bénéficié d’exemption… et la conclusion de l’affaire se perd dans le dédale des archives judiciaires.

Quelques renseignements sur les accusés :

Pierre VINATIER feu Hyacinthe cultivateur au hameau de Girardeisse à Revel, né en 1742, époux de Catherine Roux 1764/1835. Décédé à Revel en 1822.

André REYNAUD feu Pierre, marchand, habitant du bourg de Méolans. Né le 1/12/1734 à Barcelonnette. Marié le 30/10/1759 à Barcelonnette avec Jeanne Marie Arnoux originaire d'une famille d'Embrun et de Ribiers (05)...et marié en secondes noces avec Anne Derbes fille de Jacques, le maçon de Méolans. Décédé à Méolans le 3/10/1813.

Dominique CHAUVET feu Joseph, né au Lauzet vers 1752, marié le 11/01/1785 au Lauzet avec Catherine Laurens, décédé au Lauzet le 29/07/1816.

sources: archives départementales des Alpes de Haute Provence L206, L167, L461 et série 3U4.

 

 

 

 

 

 

Partager cette page

Abonnez-vous au suivi de publications

Recevez chaque semaine par email un récapitulatif des dernières publications de notre site internet en vous abonnant à notre suivi de publications.
Aucun spam & désinscription à tout moment !